La fille interdite par J. Verlanger

Fiche de La fille interdite

Titre : La fille interdite
Auteur : J. Verlanger
Parution : Fiction 71 (octobre 1959)

Nouvelle courte :

La fille interdite courait dans la grand-rue, bouche ouverte, ses cheveux dénoués lui battant le dos. Elle courait, trébuchant, et ses yeux fous de bête piégée hurlaient la terreur.
La peur convulsait son visage, tordant la bouche qui bavait un peu aux commissures des lèvres. Une large meurtrissure noire marbrait sa pommette, et sa tempe était barrée d’une blessure saignante. Sur son passage, les gens s’écartaient, courbant la tête, et leurs yeux fuyants s’efforçaient de ne pas la voir.
Derrière elle les deux miliciens de la Sécurité du Territoire couraient aussi, leurs bottes martelant le pavé, mais ils couraient par jeu, sans véritable hâte, sachant bien que la proie serait bientôt forcée. Ils étaient jeunes, avec des visages d’enfants joufflus, et les deux lettres S. T. scintillaient aux pointes de leurs cols.
Le bruit des lourdes bottes, qui était comme le chant de la peur sur la ville, fit rentrer les passants. Ils s’égaillèrent, dos courbés, s’enfonçant dans les encoignures, disparaissant sous les porches, s’engouffrant dans les magasins. La grand-rue se vida.
La fille interdite tomba sur les genoux. Elle cacha son visage dans ses mains, se balançant d’avant en arrière, modulant une longue plainte dont elle n’avait pas conscience. Les miliciens ralentirent. Ils rirent, et le plus grand souffla et dit :
— « La chienne ! Elle nous a fait courir ! »
Ils avancèrent, sans se presser, mais ils ne l’avaient pas encore atteinte lorsqu’un vieil homme surgit du porche où il s’était caché. Un vieil homme vêtu de noir, avec un brin de barbe grise au menton. Un vieil homme aux mains noueuses, au visage marqué de rides profondes. Ses yeux sombres disaient le chagrin, la compassion. Il se pencha sur la fille, caressant la nuque courbée. Il parlait à mi-voix, comme à lui-même.
— « Pauvre, pauvre enfant…»
Le plus petit des deux S. T. le saisit par le col et le rejeta en arrière, comme on écarte un chiot encombrant.
— « Vieux fou, » dit-il, « tu ne vois pas que c’est une interdite ! »
Le vieillard se redressa.
— « Non, » dit-il doucement, « non. Comment le verrais-je ? Je ne vois que ma sœur, qui souffre, et son sang coule rouge, tout comme le mien, tout comme le vôtre. »
Le milicien frappa le vieil homme sur la bouche, l’envoyant buter contre le mur. Il grommela méprisant :
— « Vieux dingo ! »
L’autre avait saisi la fille par les cheveux, tirant pour la relever, et comme le corps mou s’abandonnait, il le lâcha et cogna de la botte, rageusement.
Le vieil homme s’appuyait au mur. Un peu de sang coulait, tachant sa barbe. Il fit deux pas, redressa le dos et parut grandir.
— « Vous êtes pires que la bête, » dit-il, et sa voix s’enfla, courant sur la grand-rue. « Vous êtes pires que la bête, car la bête tue pour vivre, et vous tuez pour le plaisir. La bête tue pour manger, et votre cerveau humain doué de raison invente chaque jour de nouvelles manières de torturer et d’humilier. »
Un coup de poing l’atteignit, et il tomba lourdement sur le trottoir. Mais ses mains noueuses prirent appui au sol, et il parvint à se redresser encore. De nouveau, sa voix résonna :
— « Maudite soit la race humaine ! Maudite soit-elle ! Puisse-t-elle disparaître à jamais, car elle est pire que lèpre et pourriture à la surface de la Terre…»
Un coup de botte le toucha à la tempe, le rejetant au sol.
Alors les machines des Caraléens, qui écoutaient, observaient, notaient, enregistrèrent sa plainte, et elle vint s’ajouter aux milliards d’autres plaintes accumulées depuis que les Caraléens avaient semé sur Terre la graine humaine. Et les plaintes enregistrées atteignirent le taux limite.
Le vieil homme s’allongea et mourut, une expression de paix sur son visage fatigué. La fille interdite s’allongea et mourut, ses longs cheveux noirs étalés. Les deux S. T. plièrent lentement les genoux, comme étonnés, et les gens qui s’étaient cachés tombèrent et moururent.
La mort courut sur la Terre, frappant les bons et les mauvais, les coupables et les innocents, frappant les vieux, les jeunes, les victimes et les bourreaux. La race humaine se coucha pour mourir.
Ainsi se termina l’expérience des Caraléens, expérience sans grande importance. Juste un essai, parmi tant d’autres.

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