Le condamné par G. Klein
Fiche de Le condamné
Titre : Le condamné
Auteur : G. Klein
Parution : Fiction 65 (avril 1959)
Nouvelle courte :
Je vis au centre d’une sphère sans bords et déformable. Le temps s’écoule sans que je change. Aussi loin que porte ma vue, je ne vois rien qui bouge. Je ne peux pas créer, je ne peux pas rêver. Le temps emporte mes pensées aussitôt nées. Je ne puis qu’être, sans passé et sans mémoire. Il me reste tout juste le souvenir d’avoir vécu autrefois pour mieux faire ressortir l’ignominie de ma situation. Je ne vieillis pas. Et quoique je ne discerne pas mieux le terne avenir que le morne passé, je sais que je ne vieillirai jamais, que je ne mourrai pas. Je sais que les hommes redoutent la vieillesse et haïssent la mort, mais quoique j’aie partagé jadis ces sentiments, je souhaite infiniment sentir s’espacer les battements de mon cœur et les pulsations de mes artères, se raidir mes muscles, se déformer mes os. Mais je n’ai plus qu’un souvenir interminable du corps que j’ai abandonné.
C’est par un soir d’été que je tuai ce corps. Peut-être était-ce par jeu. Mais la vérité est que j’avais trop de chance et étais solitaire. Il n’est pas bon pour un homme que les dieux le chargent d’un lourd poids de bonheur sans lui accorder la moindre aide.
Je me tuai. Je me tuai pour retenir en mon esprit un visage qui en fut effacé et que dans un effort horrible et vain j’essaie sans cesse de rappeler. J’entendis les cris, puis les pleurs flottant en une mer sonore, tandis qu’on soulevait mon corps bercé de la marche incertaine des porteurs. Puis je fus projeté ici.
Il n’est ici nulle part où je puisse aller. Cette sphère est infinie. Il n’est si long voyage qui mène à son bord.
Au centre de la sphère, je tournoie. Cela me permet de sentir couler le temps. Tant de tours. Mais le temps est un fleuve d’un égal débit et, quoique les années passent, je ne change jamais. Le temps est un sable vert et j’en compte les grains sans pouvoir les marquer et sans les reconnaître. Je ne peux rien bâtir, ni rêve ni création. Le temps est là seulement pour que je me rende compte de la durée infinie de cette absence de vie.
Il m’arrive pendant des temps immenses d’avoir une apparence de vie. Et je crois au matin que j’ai quitté la sphère sans bords, le désert clos de temps. Mais il arrive dans la journée que je vieillisse et au soir que je meure. Et lorsque la fausse aurore m’apporte une nouvelle vie, je sais que je ne suis que le jouet de quelque dérision suprême.
Puis j’oublie.
Mon esprit est très lucide. Mais je ne peux ni créer ni rêver. Je ne souffre pas. Je regrette mon corps, ma vraie vie, la vieillesse arrêtée de mes membres, la douleur endurcie de mes nerfs et mes os tordus le long du temps.
Je suis seul, définitivement.
Et je sais qu’au-delà d’une distance infinie, au-delà d’une zone indécise, s’étend une autre sphère et vit un autre être, mais je ne l’atteindrai jamais.
Je suis en Enfer.